Des extraits de mon premier livre : Une transcontinentale, Une femme et l’eau
J’ai parcouru 24 775 km avec pour seule compagne une grosse valise de trente kilos, qui n’a jamais pu perdre un gramme même si à chaque étape qui sépare Riga (la Lettonie) de Canton (la Chine), je laissais un peu d’elle.
Pouviez-vous me retenir? Certes non, il était trop tard. Mes livres, mes journaux, toutes ces informations que j’avais accumulées pendant six ans finissaient par se contredire. Elles ne me laissaient plus aucun répit. Je les entendais nuit et jour hurler leurs convictions, leurs préjugés, leurs vérités. Je ne supportais plus leurs cris. Je devais les faire taire. Partir. Il me fallait partir exercer mes sens à la réalité de l’orient.
Soixante jours, il m’a fallu soixante jours pour traverser notre continent, l’Eurasie. Tous les quatre jours, je refaisais mes bagages, et je reprenais le train pour effectuer en moyenne des trajets équivalents à la traversée de la France, du Nord au Sud. Tous les quatre jours de Paris à Pékin, je changeais de fuseau horaire. Tous les quatre jours de Pékin à Canton, je changeais de climat. Tous les quatre jours, je rencontrais de nouveaux amis, tellement différents: des blonds, des roux aux yeux clairs, d’autres bruns aux yeux noirs qui gardaient en héritage les traits de leur passé de Vikings, de Tatares, de Mongols, et de… Que notre continent est beau!
Ce voyage, dès son commencement me réservait la magie, la poésie de tous les voyages d’exploration. J’allais explorer le cœur des femmes. Les femmes remarquables sont très difficiles à rencontrer; ce n’est pas qu’elles soient en voie de disparition, au contraire j’en ai rencontré plus que prévues à mon programme, mais elles se cachent bien. Elles se cachent par instinct. Elles n’aiment pas la lumière. Ce qu’elles font, elles le font parce que c’est naturel, évident, parce que personne ne le ferait sinon, parce que c’est leur destin, c’est leur rôle, voilà ce qu’elles m’ont répondu.
Ces femmes, je les reconnais comme remarquables parce qu’elles se sont un jour engagées de façon originale à la protection de notre eau. L’eau est devenue une obsession pour moi depuis 2008, lorsque j’ai entendu résonner sous la coupole de la Sorbonne, cette phrase terrible: » L’eau a tué plus d’êtres humains que toutes les guerres de l’histoire de notre monde ».
Dans nos pays dits civilisés, l’omerta est encore trop souvent la seule réponse aux questions légitimes sur l’eau. Le mot est un peu fort, il s’appliquera pourtant brutalement, à une femme que je rencontre à Ekaterinbourg. L’eau tue encore dans le coin depuis 1957. L’omerta n’épargne pas la France. Ces eaux vendues au robinet ou en bouteilles ont-elles le droit de tout nous dire? Sommes-nous prêts à tout entendre et à faire la part du juste et du responsable. Car enfin, nous sommes tous responsables de l’état de santé de notre eau.
Sais-tu, toi qui fais pipi dans l’eau potable, qui laves ta voiture avec de l’eau potable, que tu as de la chance pour ceux qui n’ont jamais bu d’eau potable à leur robinet? Penses-y, au moment de payer ta facture. Elle sera moins douloureuse.
Mes amies, ces femmes remarquables, malgré leurs différences, leur origine, leur histoire, leur culture, leur climat, leur langue, leur philosophie, ressemblent à toutes les femmes. Les frontières, quelles qu’elles soient, n’ont pas d’effet sur la part féminine de l’être humain. Ces femmes mettent leur bon sens au service de leurs enfants, du devenir des leurs, et par voie de conséquence de notre planète. Elles entraînent derrière elles, toutes les forces et surtout celle des hommes.
Après toutes leurs confidences amicales, il fallait que je les quitte, voilà bien mes pires douleurs. J’en compte au total dix-huit. Je n’avais que quatre jours pour écouter leurs confidences, comprendre leur histoire, leur pays, et partir. A chaque départ la même douleur, je ne me suis pas habituée à cette idée de les quitter. Même le dernier au revoir, nécessaire à mon retour, a été peut-être celui qui m’a fait le plus mal. Je les quittais, toutes en un seul coup.
Je partais avec leurs confidences, comme la vague porte les bouteilles à la mer. Je partais avec leurs messages, toujours le même quel que soit le pays, la ville: » Dis leur qui nous sommes, dis leur que nous sommes prêtes à partager, qu’elles sont les bienvenues ». La main est tendue, pas la main du besoin mais la main de l’entraide eurasienne. Tu tiens mon cher ami aujourd’hui, ces mains dans les tiennes.
Cette volonté d’entraide, j’en ai eu la preuve immédiate, par leurs regards. Ah ces regards! La vraie énergie qui m’a fait aller jusqu’au bout de ce voyage.
J’ai reçu le pain en Lettonie et les conseils pour éviter de perdre mes oreilles en Sibérie orientale, j’ai reçu l’eau sacrée à Moscou et les chaussettes pour ne pas avoir froid en Sibérie, j’ai reçu la prière shamanique de la bonne route en Mongolie, et j’ai reçu un autre bien précieux, l’écoute en Chine. En résumé, l’essentiel pour aller au bout de ce voyage.
Ce voyage qui pour moi ne s’est pas arrêté. D’autres voyages sont programmés pour serrer encore plus étroitement ce lien, des conférences sont planifiées pour continuer à témoigner, pour tendre le relais à la nouvelle génération. Seule je n’y arriverai pas…
Commençons notre voyage, veux-tu? Alors couvre-toi bien, ne prends pas froid. Si le cœur des femmes que je vais te présenter est chaud, la plus grande partie de notre continent, de mars à avril 2013 a été particulièrement froid.